12/09/2022 : Alors que l’invasion russe en Ukraine a complètement déboussolé un marché de l’énergie européen qui était déjà sur une tendance haussière, la France se prépare au pire : l’interruption totale ou partielle des importations de gaz russe. Face au risque de pénurie et de black out pour l’hiver prochain, les entreprises les plus énergivores pourraient subir des coupures momentanées de gaz. Les particuliers ne sont pas concernés, mais sont invités à participer à l’effort collectif.

Et si la Russie coupe le robinet de gaz ? Le scénario paraissait impensable il y a quelques mois, avant l’invasion de l’Ukraine par Moscou. Pourtant, aujourd’hui, la menace est bien réelle. Et prise très au sérieux par le gouvernement français.

“Pour l’hiver prochain, en cas d’interruption totale ou partielle des importations de gaz russe, explique Laurence Poirier-Dietz, directrice générale de GRDF dans Les Echos, nous nous préparons pour ce scénario qui serait sans précédent”.

C’est pourquoi le gouvernement a publié un décret prévoyant le délestage; c’est-à-dire une réduction de la consommation de gaz organisée afin d’éviter un black out durant l’hiver. Le gaz russe représente 17% des importations françaises, qu’il va falloir remplacer, sinon il faudra délester, semble-t-il.

Les fournisseurs de gaz naturel de la France

*Les achats de gaz naturel vers d’autres pays, dont une partie ne peut pas être tracée selon le lieu de production, provenant notamment du nord-ouest de l’Europe.

« On n’a jamais connu une telle situation”

“Le délestage, c’est quelque chose qui existait auparavant, ce n’est pas nouveau, précise Thérèse Sliva-Marion, consultante et formatrice en achats d’énergie et fiscalité énergétique au Cleee (association de grands consommateurs industriels et tertiaires français d’électricité et de gaz). La seule différence, aujourd’hui, est que ce délestage a des chances de se produire. Alors, qu’auparavant, on n’a jamais eu de délestage en tant que tel à grande échelle. On n’a jamais connu une telle situation”.

Selon le communiqué publié par le ministère de la Transition écologique, ce “décret vise à préciser l’organisation du délestage de la consommation de gaz naturel, c’est-à-dire la suppression momentanée et planifiée de la fourniture de gaz naturel à certains consommateurs”. Les plus énergivores. Ceux qui consomment au moins 5 GWh /an, afin que “le délestage ait un impact significatif tout en restant relativement simple à mettre en œuvre, ajoute la directrice générale de GRDF. Il s’agit majoritairement d’industriels et de gros bâtiments tertiaires, comme des centres commerciaux”. Ils seraient “environ 5000”, selon les chiffres du gouvernement. Les établissements de santé, militaires et scolaires ne sont pas concernés. De même que les entreprises «susceptibles de subir des conséquences économiques majeures en cas de délestage».

Le saviez-vous ?

Un questionnaire a été envoyé aux clients de GRDF afin de savoir dans quelles conditions ils pourraient être interrompus dans un délai de deux heures et quelles seraient les conséquences sur leur activité. C’est ensuite le préfet, au regard des réponses et de la situation, qui prendra la décision de délester telle ou telle entreprise.

« Il faut tout faire pour préserver l’industrie »

Certaines industries, comme la chimie ou l’agroalimentaire, sont particulièrement énergivores. À elles seules, elles représentent plus de la moitié du gaz consommée par les entreprises françaises, selon l’Insee.

Consommation de gaz par grand secteur en 2017

Selon une “enquête de délestage réalisée l’an dernier, souligne Laurence Poirier-Dietz, 1 650 clients ont indiqué pouvoir réduire une part ou la totalité de leur besoin de gaz en moins de deux heures sans impact significatif sur leur activité. Parmi eux, 130 ont des contrats interruptibles : ils bénéficient d’une incitation financière pour réduire ou stopper leur consommation en moins de 24 heures. Si on ajoute les clients industriels de GRTgaz délestables aux 1 650 de GRDF, cela peut représenter une baisse de 7 % environ des volumes consommés un jour de pointe. La plupart de ces industriels ont soit un moyen de production énergétique de substitution comme le fioul ou l’électricité, soit seraient peu impactés par une baisse des consommations sur une durée limitée”.

Nicolas de Warren, président de l’Uniden (Union des industries utilisatrices d’énergie) qui représente les industries grandes consommatrices d’énergie française, donc concernées par ce décret, ne partage pas cette analyse : “ces entreprises sont déjà touchées sur le plan économique par l’explosion des prix du gaz et de l’électricité. Et s’il devait y avoir des mesures de restriction, elles seraient au premier rang”.

L’Uniden regroupe 55 adhérents, “qui représente 70% de la consommation de l’énergie (gaz, électricité et chaleur) de l’industrie française (chimie, pétrochimie, raffinage, automobile, transport, agroalimentaire….)”, précise son président. Qui ajoute : “il faut tout faire pour que ce délestage ne soit pas mis en place. Nous ne sommes pas dans un situation de crise ponctuelle ou accidentelle, comme une rupture de canalisation par exemple, qui justifierait de délester”. Selon lui, “ce n’est pas une mesure qui répond à un dispositif de gestion d’une ressource qui va être durablement rare, comme le gaz. Il faut tout faire pour préserver l’industrie, déjà très touchée par l’explosion des prix de l’énergie”. Et, qui souffre, depuis, d’”un écart de compétitivité monstrueux par rapport aux État-Unis et à la Chine”.

« Les entreprises se retrouvent dans un étau »

“Au Cleee, on a quelques entreprises qui ont été obligées de réduire leur activité à cause des prix de l’énergie, et sont encore plus inquiètes pour 2023, explique Thérèse Sliva-Marion. Les prix ont commencé à monter, à la mi-2021, de manière importante. Une partie des entreprises avait déjà commencé à se couvrir à l’avance pour 2022, mais en 2022, il n’y pas eu d’opportunités en termes de prix. Les niveaux ont été élevés tout le temps. La difficulté est que l’élasticité du prix de vente du produit fini n’est pas immense, elle n’est pas aussi grande que l’énorme volatilité que l’on connaît sur les prix de l’énergie. Les négociations avec les centrales de distribution se font une fois par an. Et il n’est pas possible d’augmenter ses prix de 100%. Les entreprises se retrouvent dans un étau avec des marges qui fondent. Et pour certaines, des difficultés réelles”.

“N’ajoutons pas à ces pénalités économiques déjà très lourdes, des restrictions physiques [le délestage] qui pourraient conduire à perdre des parts de marché sur les exportations ou sur le marché domestique au profit d’importations”, ajoute Nicolas de Warren. Certaines entreprises risquent de “devoir ralentir leur production, voire, le cas échéant, pour certains, s’arrêter”. “L’industrie française que je représente, exporte, de manière générale, entre 70 à 80% de leur production, c’est autant de parts de marché perdues au profit de producteurs extra-européens, américains ou chinois. Et récupérer des parts de marché à l’exportation, c’est extraordinairement difficile”, prévient Nicolas de Warren.

Selon l’Uniden, “en discussion avec Bercy”, il s’agit de définir “sur quels critères technico-économiques mettre en place ce plan de rationnement afin qu’ils soient techniquement pertinents et fassent sens économiquement”. Il développe : “pour les groupes qui sont multisites, il s’agit d’appliquer le principe du foisonnement, qui consiste à dire : si vous voulez appliquer une réduction de 10%, il faut nous laisser libre de l’endroit où on veut la mettre en place, car, dans nos usines, il y a certaines filières, qui sont moins stratégiques que d’autres, où nous avons des alternatives par des importations”. De plus, selon Nicolas de Warren, il faut mettre en place “un plan de rationnement des consommations afin que l’industrie puisse consommer autant de gaz qu’elle en a besoin. Mais cela suppose de faire des efforts ailleurs sur d’autres secteurs de consommateurs, comme le tertiaire où il y a certaines de très gros gisements d’économie de gaz”.

Remplir les stocks de gaz

Du côté du secteur tertiaire, comme les centres commerciaux, eux aussi très énergivores, et inclus dans le plan de délestage, “on entend parfaitement contribuer à l’effort qui sera fait pour limiter les pics de consommation [de gaz] », a assuré sur Franceinfo, à la fin du mois dernier, Christophe Noël, le directeur général du Conseil national des centres commerciaux. Et de préciser : il faut avoir « une approche différenciée, au cas par cas » car « la situation de chaque centre commercial est spécifique. Les systèmes de production de chauffage peuvent être différents d’un centre à l’autre. Tout va dépendre des durées de coupure sollicitées par les distributeurs, selon qu’on parle de plusieurs jours ou au contraire de quelques heures ». Il pense notamment aux restaurateurs des centres commerciaux « pour qui ça peut poser problème » et espère que « s’il devait y avoir des délestages, il faut vraiment que ce soit fait avec le maximum d’anticipation ».

Anticiper. C’est également ce que demande l’Uniden au gouvernement, notamment en ce qui concerne le remplissage des stocks de gaz pour cet hiver, même si pour le moment, “le taux n’est pas mauvais”, environ un tiers de la capacité totale. L’ensemble des stocks correspond à 35% de notre consommation annuelle. “Il faut être sûr que l’on soit bien au niveau visé, 85%, voire 100%” à la fin octobre, pour passer l’hiver au chaud. Les stocks de gaz servent à équilibrer, contrairement à l’électricité que l’on ne peut pas stocker, quand la consommation journalière excède les capacités d’importation. Mais encore faut-il que les cuves soient pleines ?

“Pour remplir les stocks, nous avons les flux habituels, le gaz norvégien, algérien…”, précise Nicolas de Warren. Des importations de GNL (gaz naturel liquéfié) sont également prévus, “mais les terminaux américains sont saturés”. De plus, le GNL coûte très cher, à cause du transport. Cependant, “même si on voulait remplacer tout le gaz russe par du GNL on n’y arriverait pas complètement en termes de capacité. Il nous manquerait à peu près 10%”, prévient Thérèse Sliva-Marion. Car, il y a, notamment, “la concurrence avec l’Asie qui est aujourd’hui très consommatrice de GNL”.

Délestage gaz - Tuyaux GNL

« La seule solution pour remplacer le gaz russe est le GNL »

Quant au nucléaire, qui pourrait substituer le gaz pour la production d’électricité, il ne sera pas suffisant pour pallier le gaz russe en cas d’arrêt des approvisionnements. “La production actuelle est faible”, car plus de la moitié du parc nucléaire est à l’arrêt, soit 29 centrales sur les 56 que compte la France.

Du côté des énergies vertes disponibles, les capacités de production hydroélectrique, qui est la principale source d’énergie issue du renouvelable, ne sont pas suffisantes non plus. “L’enneigement cet hiver n’a pas été très bon, explique Nicolas de Warren, alors qu’il avait été excellent l’année dernière. On aura donc moins d’hydroélectricité que l’année dernière. Ça tombe mal”.

Le biogaz, dont Laurence Poirier-Dietz, directrice générale de GRDF, appelle le gouvernement à favoriser son développement, pourrait générer “20%” de notre consommation “en 2030”, soit le double de l’objectif fixé par le gouvernement. Mais, 2030, dans le contexte actuel, semble une éternité. “À court terme, ce n’est pas le biogaz qui va nous sauver, prévient Thérèse Sliva-Marion du Cleee. Et, à moyen terme, on n’arrivera jamais à remplacer toute nos consommation de gaz par du biogaz, car nous n’avons pas la biomasse nécessaire, ce qui est un vrai problème. Ceci étant, on peut faire cette transition vers du biométhane, mais ce ne sera pas avant dix ou quinze ans. À court terme, la seule solution pour remplacer le gaz russe est le GNL, mais il faut payer”.

« Un effort collectif »

Dans un tel contexte, le délestage semble inéluctable : “J’en suis certain. Cela me paraît incontournable”, prédit le président de l’Uniden. Thérèse Sliva-Marion du Cleee tempère: “À date, il n’y a pas encore de risques, mais, si demain, on a un arrêt brutal des livraisons russes, cela va être difficile. Il faut tout faire pour éviter de les délester. Il y aura d’autres mesures demandées. Déjà, il est indispensable que les particuliers fassent un effort”. Nicolas de Warren abonde dans le même sens, même si “[son] rôle n’est pas de parler des particuliers, précise-t-il, mais il est évident que c’est un effort collectif. L’industrie ne peut pas être le cochon payeur pour tout le monde. Pour les particuliers, il doit y avoir des mesures de sensibilisation”.

Bien que les particuliers ne soient pas concernés par le décret de délestage, ils subissent, également, la hausse des prix de l’énergie. Donc réduire sa consommation va devenir indispensable, tant pour le pouvoir d’achat que pour participer à la transition écologique. Selon Laurence Poirier-Dietz, “si tous les ménages réduisaient la température d’un degré – la moyenne est généralement autour de 20 ou 21 degrés –, et baissaient le chauffage la nuit ou lorsqu’ils sont absents de chez eux, on pourrait économiser de 10 à 15 térawattheures de gaz au cours de la période hivernale. Cela correspond à une baisse de l’ordre de 10% de leur consommation”. Peut-être de quoi éviter le black out…

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